Adrien Barton, chargé de recherches en philosophie au CNRS, s’est penché sur la question des nouvelles expériences immersives pour nous ! Un article passionnant qui permet de mieux définir les expériences immersives d’aujourd’hui !
Jeu d’évasion, réalité virtuelle et augmentée, théâtre immersif, speakeasy… : les dernières années ont vu l’émergence d’une nouvelle gamme de loisirs qualifiés d’« expériences immersives ». Les jeux d’évasion grandeur nature (« real escape game » ou « escape room » en anglais) en sont un des plus emblématiques. Ils se sont multipliés à travers le monde, avec pas moins de 1600 salles à travers la France à l’heure actuelle. Mais ce n’est pas la seule forme d’expérience immersive !
En effet, la réalité virtuelle et la réalité augmentée, en développement depuis bien longtemps, ont enfin trouvé des technologies permettant leur diffusion à large échelle. Cette technologie n’est pas seulement mobilisée au service du jeu. Ainsi, les films en réalité virtuelle se sont multipliés : le spectateur, même s’il n’a généralement pas le pouvoir d’influencer le cours du scénario, se retrouve immergé dans l’univers du film, en pouvant choisir l’endroit où se portera son regard au sein de cet environnement englobant.
Par ailleurs, certaines formes de théâtre, dites « théâtre immersif », proposent au spectateur d’interagir avec son environnement, voire parfois avec les acteurs. Le succès du spectacle Sleep No More, à l’affiche à New York depuis 2011, en est témoin : au sein de cette œuvre vivante mêlant théâtre et danse, le visiteur est libre de se déplacer où il le souhaite sur un dédale de trois étages, et d’essayer de comprendre les tenants et les aboutissants du ballet onirique à multiples intervenants qui se déroule autour de lui.
Les speakeasy foisonnent en Amérique du Nord, et commencent à envahir le Vieux Continent : ces lieux recréent l’ambiance des bars clandestins de la Prohibition, et on y entre par des moyens aussi variés qu’une porte discrète au fond de la cuisine d’un grand hôtel – ou derrière une machine à laver dans une laverie !
Les nouvelles expériences immersives ne se limitent pas à ces quelques exemples. On pensera par exemple à la muséographie immersive, comme l’exposition en réalité augmentée du château de Guillaume le Conquérant à Falaise, qui propose des reconstitutions en réalité augmentée sur tablettes permettant d’explorer les salles dans leur état du Moyen-Âge. Les sites internet sur le sujet fleurissent – comme en en témoigne celui sur lequel vous lisez cet article ! Mais la question se pose : y a-t-il une essence commune et une réelle nouveauté à toutes ces formes de loisirs ? Après tout, l’expérience littéraire, une partie de jeu vidéo « classique », ou un simple jeu de marelle peuvent également s’avérer très immersifs. Dans un premier temps, nous analyserons la notion d’« expérience immersive » dans toute sa généralité. Puis nous examinerons si les nouvelles formes d’expériences immersives présentées ci-dessus partagent certains traits communs qui les distinguent des expériences immersives plus classiques.
Expérience, simulation et environnement
Commençons par le commencement : une expérience immersive est, comme le nom l’indique, une expérience. Par ce terme, nous n’entendons pas simplement une expérience simple et limitée dans le temps (l’expérience visuelle d’une couleur, l’expérience gustative d’une gorgée de café, l’expérience auditive d’une note de musique, etc.), mais également une expérience complexe, structurée et étendue dans le temps, qui peut être elle-même composée d’expériences plus simples. On parlera ainsi de l’expérience de sauver une base nucléaire de la destruction dans un jeu en réalité virtuelle, l’expérience de découvrir le « passage secret » permettant d’entrer dans un bar à l’atmosphère jazzy inspiré des années 1920 puis d’y déguster un cocktail, etc. De nombreuses nouvelles formes d’expériences immersives ne sont pas des expériences individuelles, mais plutôt des expériences de groupe – par exemple l’expérience de cinq personnes qui tentent de trouver le trésor d’un bateau pirate dans un jeu d’évasion. Cela n’est pas systématique cependant : beaucoup de jeux vidéo en réalité virtuelle sont destinés à être joués seul.
Plus précisément, une expérience immersive est une expérience simulée d’un environnement, vécue par un individu ou groupe d’individus. Nous entendons ici le terme « environnement » de manière assez large : il ne se limite pas à une source de stimuli perceptifs, mais englobe également un ensemble de potentialités d’interaction pour l’individu, ce que le psychologue américain James J. Gibson (1904 – 1979) a nommé « affordances ». Ainsi, une station spatiale (factice) laissée à l’abandon dans un jeu d’évasion offre aux joueurs un environnement constitué d’une multitude de mécanismes de commande avec lesquels ceux-ci pourront interagir. Encore plus généralement, l’ « environnement » peut être constitué par les mécanismes cognitifs d’un individu – pensons par exemple à un roman psychologique qui nous plongerait dans les multiples ressorts intérieurs des protagonistes.
Notons l’importance de l’adjectif « simulée » dans la définition ci-dessus : sans lui, le voyage, le sport, ou plus généralement toute activité vécue seraient des expériences immersives ! La simulation peut s’opérer selon deux modalités, non exclusives l’une de l’autre. La réalité virtuelle (que ce soit en jeu ou en film) ou la littérature propose une simulation virtuelle. Les jeux d’évasion ou le théâtre immersif, en revanche, proposent en général une simulation physique, non-virtuelle : la bombe que vous devez désamorcer, ou le personnage avec lequel vous devrez échanger, sont bel et bien présents devant vous – même si la bombe est factice, et que l’acteur joue un rôle. Les modalités virtuelles et non-virtuelles peuvent parfois être combinées : certains jeux d’évasion combinent un environnement majoritairement physique avec certains éléments virtuels. Ainsi, les Ferrailleurs de l’Espace chez Immersia à Paris intègre un large écran de jeu vidéo simulant l’extérieur d’un vaisseau spatial. Dans le même ordre d’idée, on trouve dans L’Abri chez Crack the Egg un casque de réalité virtuelle offrant à l’un des joueurs de l’équipe une simulation de tir, lui permettant de protéger l’abri des zombies qui s’approchent.
Une immersion en trois dimensions
Il manque cependant un ingrédient important à la définition ci-dessus, à savoir : qu’est-ce qui définit le fait qu’une expérience est plus ou moins immersive ? Les spécialistes de science du jeu Laura Ermi et Frans Mäyrä, puis Dominic Arsenault et Martin Picard de l’université de Montréal, ont proposé le modèle dit « SCI », qui identifie trois types d’immersion. La première est l’immersion sensorielle (« Sensory » en anglais), qui mobilise les sens. La seconde est l’immersion systémique (« Challenge-based »), qui repose sur les règles du système de jeu : une expérience aura une haute immersion systémique lorsque le participant aura intégré ces règles et les utilisera de manière naturelle. La troisième est l’immersion fictionnelle (« Imaginative »), qui intervient lorsque le joueur devient absorbé par l’histoire ou le monde du jeu.
Les nouvelles expériences immersives ont toutes une haute immersion sensorielle. L’immersion systémique est plus propre au jeu, et se retrouve donc moins présente dans des expériences comme le théâtre immersif ou le film en réalité virtuelle. Toutefois, même ces expériences intègrent, en quelques sorte, des règles du jeu qui régulent la manière dont le spectateur va pouvoir interagir avec son environnement. Dans une pièce de théâtre immersif comme Sleep No More, par exemple, le spectateur peut aller où bon lui semble tant qu’il ne se trouve pas sur le chemin des acteurs, il ne peut pas parler, etc. Dans une expérience de film immersif, on peut porter son regard où on le souhaite, mais on ne peut pas (en général) choisir où se déplacer dans l’univers. L’immersion fictionnelle est fortement présente dans la plupart de ces expériences – mais pas toutes. Par exemple, une visite de speakeasy n’est généralement que faiblement (ou pas du tout) scénarisée, même si elle s’intègre dans un univers cohérent.
Ainsi, les trois dimensions de l’immersion peuvent se retrouver dans les nouvelles expériences immersives. Elles prennent cependant une forme particulière avec ce que nous appellerons « l’inscription corporelle » dans l’expérience immersive.
L’esprit de corps
La première forme d’inscription corporelle concerne l’immersion sensorielle. Il s’agit de l’inscription corporelle de la perception, et elle concerne notamment deux sens. Le sens le plus fortement mobilisé est la proprioception, c’est-à-dire la perception de la position du corps dans l’espace : dans ces nouvelles expériences immersives, mon corps est positionné comme il le serait si l’environnement autour de moi n’était pas simulé. Dans un jeu vidéo classique, la position debout ou accroupie de mon avatar ne sera pas reflétée par mon corps réel – dans les deux cas, je serai typiquement assis sur mon canapé ! En revanche, dans la plupart des jeux vidéo en réalité virtuelle, mon avatar se tiendra debout si je suis debout, et accroupi si je suis accroupi – et cela vaut a fortiori dans un jeu d’évasion grandeur nature, où mon avatar n’est autre que moi-même !
Le second sens concerné par l’inscription corporelle de la perception est la vision : dans ces nouvelles expériences immersives, lorsque je tourne la tête dans une certaine direction, mon champ visuel sur l’environnement simulé tourne dans la même direction ; c’est ce qui distingue notamment la réalité virtuelle d’un jeu vidéo plus classique. Remarquons cependant que la vision n’est pas toujours mobilisée : ainsi, certains jeux d’évasion proposent des expériences dans le noir complet !
D’autres sens peuvent également venir en appoint, notamment la perception tactile (dans une expérience immersive non-virtuelle) et la perception auditive. Même les perceptions olfactive et gustative sont parfois concernées, par exemple dans une dégustation de cocktail dans un speakeasy, mais également dans certains jeux d’évasion. Par exemple, L’Aventure sensorielle chez Tactisens à Toulouse organise l’ensemble de ses énigmes autour de différentes formes de perception sensorielle.
La seconde forme d’inscription corporelle dans l’expérience immersive concerne à la fois l’immersion systémique et l’immersion fictionnelle, et nous la nommerons l’inscription corporelle de l’action : dans une expérience immersive, je vais faire des actions qui engagent mon corps de la même manière que des actions que je ferais dans un environnement similaire non simulé. Dans un jeu d’évasion, si je veux désamorcer une bombe ou éviter de déclencher un système de sécurité à base de rayons lasers, je vais devoir manipuler des fils ou me contorsionner pour éviter ces rayons, et non pas appuyer sur une série de boutons, comme cela serait le cas dans un jeu vidéo. Si je veux communiquer avec un acteur de théâtre immersif, je vais réellement parler, et non pas sélectionner des dialogues dans un menu déroulant, comme je le ferai dans un jeu vidéo d’aventure classique. Ce trait concerne avant tout l’immersion systémique, puisqu’elle concerne les règles par lesquelles je vais interagir avec l’environnement simulé. Mais cette inscription corporelle de l’action contribue également à renforcer l’immersion fictionnelle : en me retrouvant plongé à la première personne dans un univers simulé, cela va accroître ma sensation de faire partie de l’histoire de l’univers simulé.
Les frontières de l’immersion
Pour résumer, les nouvelles expériences immersives ont pour particularité de faire intervenir à haut niveau l’inscription corporelle de l’action et/ou de la perception. Remarquons cependant que ces deux formes d’inscription corporelle ne vont pas forcément de pair. Les Wiimote, Kinect et autres accessoires modernes de console de salon ou de jeux d’arcades (reproduction de volant et de boîte de vitesse de voiture, skis montés sur jeu d’arcade, etc.) font intervenir des mouvements simulant les mouvements réels, même si la perception de l’environnement simulé passe par un écran. Elles satisfont donc fortement l’inscription corporelle de l’action, mais à plus faible niveau l’inscription corporelle de la perception. Symétriquement, certaines expériences mobilisent l’inscription corporelle de la perception, mais pas celle de l’action, comme un film en réalité virtuelle, où l’on ne peut généralement pas agir ; ou encore un jeu en réalité virtuelle où l’on pourrait regarder dans toutes les directions, mais où le joueur commanderait ses actions par une manette de jeu vidéo classique.
Notons également que, si les individus recherchent les expériences immersives, c’est souvent pour leur capacité à créer des émotions : joie, peur, tension, émerveillement… Mais cela caractérise bien sûr également les formes plus classiques d’expériences immersives (film en deux dimensions, littérature, etc.). Par ailleurs, même un être (per impossibile) dépourvu d’émotions pourrait vivre une expérience immersive : le ressenti d’émotion n’est donc pas essentiellement constitutif de l’expérience immersive, même s’il forme souvent une motivation importante dans la recherche de ces expériences.
Remarquons que ces nouvelles expériences immersives ne sont pas les seules à mobiliser l’inscription corporelle de la perception et de l’action. Ainsi, les soirées enquêtes (« murder mystery game » en anglais) remontent à la première moitié du 19ème siècle : les participants jouent typiquement des invités d’une soirée au cours de laquelle un meurtre a été commis, puis doivent mener l’enquête. Plus généralement, les jeux de rôle grandeur nature (« GN ») – ou autres reconstitutions costumées de batailles célèbres – mobilisent également l’inscription corporelle de la perception et de l’action. D’autres exemples incluent les attractions de maisons hantées (dont la première remonte à 1915), ainsi que les intemporelles soirées costumées et le jeu théâtral (par opposition aux spectateurs d’une pièce de théâtre classique, qui n’agissent généralement pas durant la représentation, et pour qui il n’y a donc a fortiori pas d’inscription corporelle de l’action).
Il y aurait beaucoup plus à dire sur le sujet, comme par exemple l’analyse des raisons sociétales qui poussent les individus à multiplier les vécus d’expériences immersives ; l’évaluation de la valeur de l’expérience immersive par rapport à celle de l’expérience d’un environnement non simulé ; ou encore l’analyse psychologique des émotions que peuvent véhiculer les expériences immersives, par rapport à celles que l’on peut ressentir dans un environnement non simulé. Quoi qu’il en soit, nous avons identifié ce qui caractérise les « nouvelles expériences immersives », à savoir l’inscription corporelle de la perception et de l’action. Bien qu’il y ait eu plusieurs précurseurs, ce type d’expériences immersives connaît actuellement une expansion et un renouvellement sans précédent, à travers de multiples incarnations. Les paris sont ouverts quant aux prochaines formes que prendra la révolution immersive !
Références
• Arsenault, D., & Picard, M. (2008). Le jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif: les trois formes d’immersion vidéoludique. Proceedings of HomoLudens: Le jeu vidéo: un phénomène social massivement pratiqué, 1-16.
• Ermi, L., & Mäyrä, F. (2005). Fundamental components of the gameplay experience: Analysing immersion. Worlds in play: International perspectives on digital games research, 37(2), 37-53.
L’auteur remercie Quentin Rano pour sa relecture et ses suggestions.